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La Vie-Comment les prêtres vivent-ils la « paternité spirituelle » ?

Bousculée dans la société, la paternité spirituelle se voit aussi interrogée dans l’Église. Comment être père et frère à la fois ? La Vie a enquêté auprès de prêtres, de théologiens, de laïcs.




Article publié le 16 février 2022 dans La Vie par Marie-Lucile Kubacki

« On nous demande d’être père, frère et parfois rien du tout ! », lance dans un rire franc Dominique, la cinquantaine, prêtre dans une zone périurbaine. À l’heure où la paternité se voit bousculée dans l’ensemble de la société, et où les débats sur le cléricalisme et les abus dans l’Église déplacent le curseur vers la fraternité, il n’est pas toujours facile pour les prêtres de se situer.

Ainsi, quand on les interroge sur ces grandes notions de « paternité spirituelle », plébiscitée par le pape François, qui lui a récemment consacré une grande interview dans L’Osservatore Romano, le journal officiel du Vatican, et de « paternité ministérielle », propre au presbytérat, beaucoup s’en saisissent avec des pincettes. Souvent, ils commencent par rappeler les bases théologiques, selon lesquelles « Dieu seul est Père », que tout cela doit se vivre sur un mode « faible », c’est-à-dire avec humilité, et que la « paternité spirituelle » n’est pas l’apanage des prêtres. Le terrain est sensible.

« Parfois je suis plutôt père, plutôt frère »

Le sujet préoccupe davantage les jeunes prêtres. Au Séminaire pontifical français de Rome, le recteur, Vincent Siret, constate que les jeunes en formation sont particulièrement travaillés par la question : « Le scandale des abus interroge une certaine manière d’être prêtre, comme celui qui est à la tête de la communauté. Dans les familles, comme dans l’Église, le modèle du pater familias est vraiment en fin de course… » Pas simple de trouver la bonne attitude, car il n’y a pas d’école pour être « père ». « Souvent on s’inspire ou on s’oppose aux modèles que l’on a reçus, et bien des figures de pères sont fragiles, poursuit le recteur. La plupart des jeunes se demandent : “La paternité spirituelle n’est-elle pas un concept dangereux à manier qui va nous exploser au visage ?” » Il invite les séminaristes sur une ligne de crête à ne pas avoir peur d’assumer cette paternité, mais à l’intégrer à d’autres dimensions.

D’autant que dans l’Église catholique, depuis Vatican II, et particulièrement à la faveur du pontificat de François, auteur de l’encyclique Fratelli tutti (Tous frères, 2020), le vent semble avoir tourné vers une revalorisation de la fraternité. Pour évoquer cette complexité, Hervé Giraud, archevêque de Sens-Auxerre, explique : « Parfois je suis plutôt père, plutôt frère, plutôt disciple, plutôt ami ou plutôt juge, sans confusion ni séparation, car je suis toujours tout un à la fois : quand je suis en face de quelqu’un je ne peux isoler un brin du fil tressé. Comme me disait justement un père de famille, ma paternité ne peut être dite qu’a posteriori. Ce n’est qu’après coup que l’on sait si l’on a contribué à faire naître quelque chose dans une communauté, un diocèse ou en quelqu’un. » Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, plébiscite la palette offerte par la fraternité comme cadre de ses relations avec les laïcs et les prêtres : « Le problème, avec la paternité spirituelle, c’est le risque de glissement vers une relation symbolique faussée. Dans la vie, la relation de paternité est vouée à évoluer : les premiers mois, les parents sont paniqués devant leur nouveau-né ; vient ensuite une période d’éducation où le père et la mère deviennent un modèle auquel l’enfant se confronte et avec lequel il se construit ; puis un moment où une altérité se crée car les enfants sont adultes ; enfin arrive ce temps où ce sont les enfants qui prennent soin des parents. » Et de conclure : « La figure de paternité institutionnalisée s’éloigne dans les cas où elle est figée dans un stade infantilisant de la période éducative, de la paternité humaine qui a un cycle de vie et qui ne se décrète pas. »

Une quête de modèles masculins et paternels forts


Il y a quelques mois, il s’est occupé d’un prêtre âgé malade du Covid-19. Chaque jour, il se rendait à l’hôpital pour les soins du corps et lui porter à manger, car la structure était débordée par la pandémie. « Je l’ai accompagné jusqu’à son dernier souffle, se souvient-il. Ma manière d’être frère ou père, c’était de me conduire avec lui comme un fils se conduirait avec son père, avec toute l’autorité que peut avoir un fils en fin de vie de son père… Dans le fait d’être son évêque, même si c’était un frère, il y avait bien quelque chose en plus dans notre relation. » Qu’était-ce ? Il ne saurait le dire. Mais il assure que la finesse de cette relation n’est pas rendue totalement par le concept de paternité spirituelle où l’évêque est le père de ses prêtres et où le prêtre est celui des laïcs qui lui sont confiés.

Un jour qu’il évoque cela lors d’une conférence, un jeune l’interpelle en lui disant qu’il espère que quelqu’un est là pour assumer le rôle du père dans son diocèse s’il l’a « déserté ». « Je ne l’ai pas déserté ! s’exclame-t-il. Simplement, je le vis à travers la fraternité spirituelle. » Ainsi, les choses ne vont pas de soi, comme le constate également Hans Zollner, jésuite allemand, psychologue et théologien, président du Centre de protection de l’enfance à Rome : « Il y a sûrement une inclinaison vers la fraternité. Mais, il est intéressant de constater que des gens qui réclament plus de synodalité et de collégialité se tournent vers le pape, le “Saint-Père”, pour qu’il tranche.»

Une tension qui parcourt toute la société : « Tandis que des mouvements plaident pour l’égalité des sexes et une nouvelle compréhension de la paternité dans la famille, poursuit-il, de nombreux psychologues, travailleurs sociaux et enseignants perçoivent que les jeunes hommes sont assez souvent ébranlés dans leur identité masculine, ce qui peut se traduire par une quête de modèles masculins et paternels forts, et par des difficultés à se relier sereinement à d’autres personnes. »

La paternité, une notion mise à mal

S’ajoute à cela que l’Église souffre d’un manque de clarté sur la définition de cette paternité spirituelle, qui a pourtant beaucoup évolué dans ses modalités. « Cette notion a été tellement mise à mal ces dernières années par différentes accusations et faits qu’elle souffre désormais d’un déficit de travail, abonde Cédric Burgun, auteur de Prêtres, envers et malgré tout ? (Cerf, 2019). On n’ose plus l’évoquer, la travailler, la creuser… Et l’on en reste à des slogans, comme “Il faut arrêter d’appeler père les prêtres”, qui pullulent sur les réseaux sociaux. » Le prêtre, vice-doyen de la faculté de droit canonique de Paris et directeur du Séminaire des Carmes, regrette la tendance qui consiste à superposer la notion de paternité à celle de gouvernance et d’autorité, sur fond de confusion entre le rôle de prêtre et celui de curé (le curé est un prêtre chargé de l’administration d’une paroisse, et beaucoup de prêtres ne sont pas curés).

Dans son livre l’Église, des femmes avec des hommes (Le Cerf, 2020), la théologienne Anne-Marie Pelletier met elle aussi en garde contre la confusion. Elle relève que le dominicain Benoît-Dominique de La Soujeole pointe la discrétion de l’enseignement récent du magistère sur le thème de la paternité du prêtre diocésain et distingue la paternité spirituelle – qui peut également être exercée par des laïcs, de plus en plus nombreux parmi les accompagnateurs spirituels – de la paternité ministérielle – qui se vit à travers la triple charge de gouverner, enseigner et sanctifier des prêtres. « Mais il souligne, écrit-elle encore, que cette paternité ministérielle doit s’entendre analogiquement », puisque le prêtre engendre « non des fils, mais des frères ». Ces réalités « à haute implication psychique », poursuit-elle, doivent être « regardées de près », « car le discours peut s’accommoder abstraitement des chocs symboliques que de tels mots impliquent, mais ce n’est pas nécessairement le cas du psychisme humain, qui, en la personne du prêtre, doit trouver son chemin au milieu d’identifications anthropologiquement déroutantes. »

Dans ce contexte de changements, quand il s’agit d’évoquer le vécu et le concret des choses, la parole se fait tâtonnante. Commence alors le récit d’histoires personnelles. « Mon père était souvent absent. J’ai du mal à me situer sur ce plan », lâche un prêtre d’une soixantaine d’années après une heure d’échange sur la paternité spirituelle. Ou des témoignages sur le deuil de la paternité biologique. Nicolas (les prénoms ont été changés) est prêtre diocésain, la quarantaine. Tout en arpentant un chemin de randonnée, c’est au contraire assez spontanément qu’il aborde la question : « Pendant très longtemps, j’ai eu du mal à sauter le pas vers ma vocation de prêtre, car je me voyais avoir des enfants, raconte-t-il. Puis j’ai compris que j’aurais davantage d’enfants autrement si j’embrassais cette vocation-là. Cela a été un déclencheur. » Il marque une pause et lâche, la voix nouée par l’émotion : « Un jour, un père dont j’avais baptisé les filles me parlait d’elles en disant “tes filles”. J’ai mis quelques instants à comprendre… et j’ai été bouleversé. »

Jeune curé dans un diocèse assez rural, Christophe s’exclame quant à lui : « Faire la communion dans une paroisse se rapproche de ce que peut ressentir un père de famille quand il a la joie de voir ses enfants s’entendre. » Mais les approches sont diverses. Simon, curé dans une ville moyenne, et la quarantaine bien sonnée, réplique, un brin provocateur : « Je me méfie des extrapolations allégoriques genre “comme un père”… Le titre “père” peut rester un titre ! » Avant d’ajouter, avec une pointe d’autodérision : « En fait j’ai peut-être tort… On en reparle dans vingt ans ? » Christophe, qui s’était montré assez affirmatif dans un premier temps, nuance son propos : « Je suis profondément blessé quand j’apprends que des prêtres abusent d’autres personnes sous prétexte de leur autorité spirituelle. Du coup, j’ai tendance à m’autocensurer… pour ne pas risquer de paraître paternaliste. Je ne suis pas le seul. Le risque, c’est alors de ressembler à un chef d’entreprise ou un à organisateur. »

La prudence est de mise


Thierry, curé en Belgique, assume totalement la prudence. « Dans l’exercice du sacerdoce, il y a une forme de paternité symbolique, qui s’exprime dans l’accompagnement, mais j’avoue être assez prudent, explique ce prêtre à la personnalité sensible et à l’humour bien senti. Parfois, je sens bien qu’on attend un peu du curé qu’il soit une figure paternelle au sens générique, qu’il tranche… » Dans les groupes d’adolescents, aussi, il redouble d’attention, car, à la cinquantaine, il est conscient que certains cherchent en lui une figure de substitution, a fortiori lorsqu’ils sont en tension avec leurs parents.

Dans le monde religieux, vivier d’« accompagnateurs spirituels » – une appellation que beaucoup préfèrent désormais à celle de « père spirituel » – la question est vécue avec une intensité dramatique particulière, en raison des scandales d’abus qui ont éclaté dans un certain nombre de communautés nouvelles. C’est le cas pour Gervais, prêtre et religieux, la cinquantaine dynamique, qui ne signe plus ses e-mails « père Gervais » mais « frère Gervais » : « Le mot me semble piégé. Il y a tant d’expériences blessantes vis-à-vis de la paternité, des divorces, des absences de pèresDans ce contexte, cette sacralisation, cette insistance me semblent risquées. »

Cette prise de conscience, il l’a mûrie dans la douleur, en découvrant les violences sexuelles perpétrées par le fondateur de sa communauté, et par certains de ses frères. « Il y a eu une sacralisation de la paternité spirituelle malsaine, qui a fait beaucoup de dégâts, déplore-t-il. L’enfant a une soif de paternité auquel aucun père, avec ses limites, ne peut entièrement répondre… Nous en sortons tous avec des fragilités. Les abuseurs ont tiré profit de ce genre de vulnérabilités. D’autant que cela s’est enraciné dans un terreau favorable, une propension à un intellectualisme qui nous coupait de notre vie intérieure, au sens large : nous n’étions pas formés à la connaissance de nous-mêmes, et nous vivions coupés de nos émotions. »

Ces affaires d’abus renvoient les catholiques à leurs attentes envers les prêtres, notamment la tentation de les mettre sur un piédestal, dans une époque où les vocations se font rares. « Je pense à ces jeunes hommes, qui, le jour de leur ordination sacerdotale, sont adulés comme “les rois de la cathédrale”, alors qu’ils n’ont que 25 ans : ce n’est pas sain ! », s’exclame Laurent Landete dans Dieu fait toutes choses nouvelles (L’Emmanuel, 2018). Ce laïc, infirmier de formation, qui fut modérateur de la communauté de l’Emmanuel de 2009 à 2018, estime que les comportements doivent évoluer. « Je le dis clairement, en tant que père de famille, en tant qu’éducateur, ce n’est jamais bon qu’un jeune soit considéré comme une vedette. »

Comment exercer les pouvoirs inhérents à la fonction ?

Ces attentes mal situées, les prêtres peuvent être les premiers à les cultiver, ou à en souffrir. Tandis que le vent d’hiver s’engouffre dans son manteau, Nicolas évoque son burn-out, il y a quelques années. « Moi, le cléricalisme, j’ai l’impression d’en avoir plus fait les frais que de l’avoir infligé. Les gens m’ont mis à une place que je n’ai jamais voulu prendre », analyse le prêtre. « On a voulu me réduire à une fonction : on ne peut pas se passer de vous pour recevoir l’absolution, remplir nos tabernacles, mais pour le reste basta ! » Pour lui, la relation entre clercs et laïcs est sous-tendue par la question de comment exercer les pouvoirs qui sont les siens spécifiquement, sans prendre possession de l’autre, mais simplement le servir.

Ainsi, Nicolas, qui a le tutoiement facile et appelle souvent les gens par leur prénom, mais qui accepte aussi la réciproque, explique être irrité quand il sent que cela ne vient pas d’un élan de sympathie, mais d’un refus de l’appeler « père », « par principe », ce qu’il vit comme un rejet de ce qu’il est, « une prise de pouvoir inversée ». « Il me semble hyper important que les personnes dont j’ai la charge perçoivent que je suis d’abord un homme, un pauvre type parfois, qui est prêtre… plutôt que l’inverse, souffle-t-il, avec un sourire. Et j’aime bien quand les gens arrivent à faire la gymnastique, comme ce jeune que je connais bien qui me tutoie dans un cadre sportif et amical où nous nous rencontrons parfois, et me vouvoie à la paroisse. Je perçois cela comme une forme de délicatesse. Ce n’est pas plus évident pour moi que pour eux, je crois. »

Le cléricalisme, un enjeu majeur

Comment nouer des relations vraies, quand on est à la fois « à part » et « au milieu » ? C’est tout l’enjeu du cléricalisme, que l’on peut définir comme une manière excessive de « se » mettre « à part », autant que de « mettre à part ». « Le cléricalisme, c’est une manière d’être, de bouger, de parler et de poser sa voix… De forcer le trait pour marquer une différence, dont on finit par être prisonnier et souffrir », avance Michel, prêtre en Belgique.

De s’enfermer dans une image, en voulant répondre aux attentes des autres. « J’ai connu pas mal d’amis avant qu’ils n’entrent au séminaire, témoigne Jérôme, laïc d’une trentaine d’années. On a donc eu des relations “des deux côtés de la barrière”. Les rapports se reconfigurent assez vite entre ceux qui sont restés égaux à eux-mêmes et ceux qui se sont mis rapidement à “faire le prêtre”, en adoptant des attitudes ou des façons de parler plus distantes, plus “sages”, comme s’ils avaient besoin de se conformer à ce qu’on pourrait attendre d’eux. » Sans surprise, l’amitié a perduré avec les premiers et fini par s’effacer avec les seconds, avec qui il a perdu contact.

Pourtant, nombreux sont les prêtres à chercher une forme de normalité. « Un soir, un ami prêtre m’a appelé assez tard, parce qu’il venait d’apprendre une nouvelle bouleversante, raconte encore Jérôme. J’ai senti la nécessité d’avoir un regard d’ami “éloigné” de l’état clérical. Ce genre de relation lui manquait. » Si l’art de nouer des relations sereines est une question de personnalité, de connaissance de soi et de qualités d’adaptation à l’autre, et aux situations, il peut aussi se travailler.

Même s’il reste du chemin à faire, les diocèses et les communautés sont de plus en plus nombreux à faire appel à des organismes comme Talenthéo pour aider chacun à s’engager selon son appel propre, ses talents et charismes et à construire des relations ajustées. « Souvent, nous nous trouvons face à des hommes désireux de bien faire mais désemparés, qui nous disent : “On nous dit soyez pasteurs, soyez pères, soyez frères, sans vraiment nous dire comment faire !”, explique Béatrice Pelleau, qui a cofondé l’association Talenthéo. Pouvoir nommer cette tension est pour beaucoup un soulagement. » Les formations prévoient souvent un week-end commun prêtres et laïcs. Certains veulent amener 20 paroissiens. D’autres ne voient pas qui inviter ou ont peur de déranger. Des prises de conscience et des résurrections se vivent, dans la joie d’une simplicité retrouvée et d’une espérance renouvelée.


À Rome, on réfléchit aux vocations


C’est un événement important qui se déroule à Rome du 17 au 19 février, sous la houlette du cardinal Marc Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques, et de son Centre de recherche et

d’anthropologie et des vocations, une structure indépendante du Saint-Siège qu’il a fondée en 2020. Des théologiens du monde entier ont été conviés pour réfléchir au sacerdoce et aux vocations de prêtres, mais aussi de laïcs et de consacrés, dans le monde d’aujourd’hui. L’enjeu, annoncent les organisateurs, est de «promouvoir toutes les vocations baptismales ». De quoi donner le ton du Synode sur la synodalité qui se déroule actuellement dans les diocèses du monde entier ? À suivre !

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